Rap au féminin : briser les codes

Apparu dans les ghettos étasuniens à la fin des années 70, le rap était un moyen d’expression pour dénoncer les injustices et la violence de la société. Ses premiers représentants étaient majoritairement masculins. À partir des années 80, le rap s’est exporté à l’étranger, en France et dans d’autres pays (Sénégal, URSS, Allemagne, Royaume-Uni…) donnant naissance à des figures emblématiques comme MC Solaar, NTM, Dre ou encore Ice Cube… Pendant cette période, les rappeuses étaient reléguées au second plan et très peu ont réussi à se faire un nom.

Mais comment expliquer cette sous-représentation des femmes dans le rap ? 

Un plafond de verre pour les rappeuses 

Cette sous-représentation n’est pas un hasard et s’explique par plusieurs facteurs systémiques. Le rap, comme de nombreuses industries culturelles, est profondément marqué par le patriarcat. Les femmes sont souvent confrontées à des attentes stéréotypées. Leurs paroles sont fréquemment scrutées sous une loupe différente, et leur légitimité est remise en question. Leys, finaliste de Nouvelle École (émission de téléréalité musicale sur le rap français, produite par Netflix), dénonce la pression de se conformer à des images extrêmes : “Il y a les deux extrêmes. Soit on va te demander d’être une meuf très féminine qui parle de sexe dans ses textes, qui sexualise la femme, soit d’être très masculine, il faut presque faire la femme de quartier. »

Le monde du rap est particulièrement toxique. Les femmes peuvent être victimes de harcèlement et de misogynie, rendant difficile leur épanouissement artistique et professionnel. Les femmes sont souvent au cœur des textes des rappeurs, que ce soit pour exprimer l’amour, la haine, ou pour les mettre à l’honneur. Cependant, ces paroles peuvent aussi être très crues et violentes, ce qui pose un problème d’image.

Les femmes rappeuses bénéficient souvent de moins de soutien de la part des labels et  des promoteurs. Moins de contrats, moins de passages en radio ou à la télévision, moins de têtes d’affiche dans les festivals… Cette moindre visibilité rend leur émergence et leur reconnaissance plus complexes. Qu’en est-il dans les médias généralistes ? Jouent-ils un rôle différent dans cette sous-représentation ? Malheureusement, la question est rhétorique. En 2018, la sociologue Marion Dalibert a analysé un corpus de 581 articles traitant de rap publiés entre 2000 et 2015 dans Le Monde, Libération, Télérama et Le Figaro. Conclusion : « Sur les 180 artistes donnés à voir dans le corpus, on ne compte que 6 rappeuses », souligne la sociologue auprès de Madmoizelle (magazine féminin numérique revendiquant une orientation féministe).

Bien que la situation s’améliore, le manque de figures féminines établies peut rendre plus difficile pour les jeunes artistes de trouver des mentors, de construire des réseaux solides et d’avoir des exemples de réussite inspirants.

L’affirmation de la voix féminine en France

En France, les années 90 voient l’émergence des premières rappeuses, mais c’est surtout Diam’s au début des années 2000 qui marque un tournant. Avec des titres comme La boulette, elle réussit à s’imposer et à devenir une icône du rap féminin par la qualité de ses textes, sa vision et sa voix.

D’autres rappeuses succèdent à Diam’s en dignes héritières et deviennent des références, prouvant leur valeur malgré les critiques. Aya Nakamura fait partie de ces nouvelles icônes. En 2020, la rappeuse franco-malienne est l’artiste francophone féminine la plus écoutée sur Spotify avec 20 millions d’auditeurs mensuels. En 2025 (au moment de l’écriture de cet article), avec 3.3M d’auditeurs mensuels sur Spotify, Théodora, rappeuse franco-congolaise, célèbre pour son single Kongolese sous BBL, devance Josman (2.4M d’auditeurs mensuels) ainsi que Kaaris (2.7M d’auditeurs mensuels).

Les rappeurs collaborent de plus en plus les voix féminines (Kayna Samet avec Booba, Yseult avec Dinos) pour apporter « une touche de féminité » ou une « légèreté » à leurs morceaux. Ces collaborations sont souvent « chill » et jouent sur le contraste entre rap et chant. Qu’est-ce qui pousse ces rappeurs, réputés pour leur brutalité dans leurs paroles, à inclure des rappeuses dans leurs chansons ? Les raisons sont diverses. Certains rappeurs pourraient chercher à élargir leur audience, à établir une connexion avec un public féminin, ou à s’adapter aux changements culturels. D’autres peuvent sincèrement reconnaître, valoriser et mettre en valeur les rappeuses. Cependant, il est également possible que cette démarche soit une forme d’instrumentalisation, où la féminité est utilisée pour des raisons commerciales ou pour renforcer une image. Il est donc essentiel d’analyser chaque cas individuellement pour comprendre les motivations réelles.

Un combat féministe et institutionnel pour plus de visibilité

En 2022, le CNM (Centre National de la Musique) a recensé 405 rappeuses en activité en France, représentant 10% des rappeurs. Cependant, elles demeurent marginales. En 2024, Spotify (service de streaming musical suédois) a présenté le classement des artistes les plus écoutés en France. Résultat : tous les artistes sont des rappeurs, aucune femme ne fait partie de ce classement (Jul, Werenoi, Ninho, SDM, PLK, Tiakola, Gazo, Gims, Hamza, Damso).

Les militantes féministes, comme l’association Ni putes ni soumises, ont traqué les paroles misogynes, notamment celles de Booba et Orelsan. L’association a porté plainte contre les deux rappeurs. Toutefois, la justice a statué en faveur de la liberté d’expression malgré la violence des paroles du titre Sale pute telles que « J’vais te mettre en cloque (sale pute) et t’avorter à l’Opinel ». Des duos féministes ont également parodié des clips pour souligner les inégalités. C’est le cas d’ Elvire Duvelle-Charles et Sarah Constantin qui ont repris le titre du rappeur caennais, Orelsan, intitulé Saint-Valentin. Une partie du refrain du morceau “J’te tèj’ la veille, et j’te rebaise le lendemain / Suce ma bite pour la Saint-Valentin” est revisitée. En réinterprétant les paroles, elles inversent les rôles de genre de la chanson originale et agitent des tampons usés en criant « Je t’aime / Suce mon clit’ pour la Saint Valentin ». Le jour après la parution de la parodie, le compte des chanteuses est fermé et le clip vidéo est censuré sur plusieurs plateformes de streaming. Bien qu’il soit de nouveau disponible en ligne avec une restriction de visionnage pour les mineurs, cet épisode met en évidence la persistance de l’inégalité des genres dans la justice française. Le sexisme inhérent à la notion même de « liberté d’expression artistique » en est également une illustration.

Pour dynamiser le rap féminin, des tremplins et des programmes d’accompagnement dédiés aux artistes féminines émergentes ont été créés (ex : Rappeuz’, Madame Rap). Des institutions comme le CNM ont aussi lancé des baromètres pour évaluer les progrès en matière d’égalité. Des médias tels que la radio Mouv‘ et des associations telles que Da Storm à Nîmes utilisent le rap comme un outil de sensibilisation à l’égalité homme-femme auprès des jeunes.

Un combat continu : entre avancées et obstacles persistants 

Le rap féminin connaît une nette progression, comme le montrent le nombre croissant de rappeuses et leur présence dans les classements généraux. Toutefois, des inégalités persistent, notamment dans les domaines non musicaux de l’industrie et au sommet des ventes.

Marie Buscatto, professeure de sociologie à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, déclarait à Regard Sacem (espace éditorial géré par la SACEM – Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique -) que les femmes sont moins bien considérées que les hommes et que l’égalité s’installera lorsque les femmes pourront réussir aux mêmes conditions que les hommes.

Le rap n’est plus la propriété exclusive des hommes. Les femmes continuent de s’affirmer et de faire leur place dans une industrie qui reste réticente à leur présence, démontrant leur capacité à rapper et à marquer leur territoire.


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